La guerre en Ukraine fait craindre une crise alimentaire dans les pays méditerranéens et du Proche-Orient. Affectées par la hausse du prix du carburant, les villes d’Afrique de l’Ouest pourraient aussi en pâtir, même si le blé n’y est pas l’aliment principal. ONG de développement, nous sommes témoins de crises alimentaires récurrentes qui résultent d’abord de la dérégulation des marchés, de spécialisations agricoles excessives de certains pays, et de la perte de leur souveraineté alimentaire.

La création de l’OMC en 1995 a entraîné une dérégulation des marchés agricoles et une course effrénée à la production. La zone « mer Noire », Russie, Ukraine et Kazakhstan, est devenue la région du monde qui définit aujourd’hui le prix directeur sur les marchés mondiaux du blé. Bénéficiant de bas coûts de production, la Russie et l’Ukraine fournissent près de 15 % de la production mondiale et 30 % des exportations.

La hausse soudaine des prix du blé fait donc courir des risques aux populations les plus vulnérables de pays importateurs. Facteur aggravant : de nouveaux spéculateurs, compagnies d’assurances et fonds de pension, sont responsables de plus d’un tiers des transactions sur ces marchés, selon plusieurs analystes.

L’illusion d’une Europe nourricière

Pour prévenir les effets de la guerre, les dirigeants européens ont réaffirmé, les 24 et 25 mars, le soutien à la production locale dans les pays impactés, mais autorisé une augmentation temporaire de la production en Europe. Le risque est réel d’une levée des mesures vertes de la politique agricole commune. Laisser entendre que l’Europe pourrait nourrir le monde est illusoire. Les événements climatiques de 2006 et de 2020, qui ont fait chuter la production de blé européen, démontrent nos propres fragilités. Et les exportations, certes parfois nécessaires pour pallier une production locale insuffisante, déstructurent les filières locales : quartiers de volailles américains en Haïti, lait en poudre écrémé ré-engraissé à l’huile de palme en Afrique de l’Ouest, etc.

À court terme, il est important de rendre les stocks mondiaux de céréales disponibles aux pays importateurs vulnérables, et à des coûts accessibles. Mais le défi à relever est de rompre leur trop grande dépendance à des marchés insuffisamment régulés.

Indépendances agroécologiques

Il y a urgence à consolider des agricultures familiales moins dépendantes d’énergies et d’intrants, acquis à grands frais sur les marchés mondiaux, et non soutenables pour le climat, l’environnement et la santé publique. L’intensification agroécologique est la seule voie pour affermir l’autonomie des territoires ruraux. La priorité est d’agir tant sur les pratiques agricoles, que sur la sécurisation de l’accès des paysans à la terre et à l’eau et la mise en place des services requis : crédits, intrants organiques, infrastructures, etc.

Transformer et consommer local font déjà l’objet de nombreuses initiatives d’organisations paysannes et d’entreprises à taille humaine, ancrées sur les territoires. Elles ont démontré leurs performances pour créer des emplois, maintenir la valeur ajoutée au niveau local et pour des productions de qualité. Les certifications internationales (bio, commerce équitable, indications géographiques protégées) ou les systèmes de garanties participatives renforcent la place d’organisations paysannes sur des filières plus justes et résilientes, des marchés locaux aux filières d’export.

Protéger les marchés nationaux et régionaux

Les grands marchands et les spéculateurs ont trop longtemps contrôlé le commerce des céréales. La communauté internationale doit revenir à des politiques publiques de gestion de l’offre pour permettre la protection des marchés et la sécurité alimentaire des pays vulnérables. À terme, la régulation de ces marchés maintiendrait des prix acceptables malgré de fortes fluctuations, et l’existence de stocks régulateurs, notamment dans les pays exportateurs. Des accords bilatéraux ou régionaux permettraient aux pays dépendants de bénéficier de cette stabilité et de développer leur propre production.

Ces pays devraient aussi questionner les politiques publiques qui organisent leur propre stockage : en Afrique de l’Ouest, toutes céréales confondues, les stocks existants n’assurent que 29 jours de couverture, loin des 70 jours requis pour gérer une crise !

Ces recommandations ne sont pas nouvelles. Force est de constater qu’elles sont peu entendues. Peut-on espérer que la guerre en Ukraine crée enfin un sursaut collectif ?

Liste des associations qui ont signé cet appel :

Agronomes & Vétérinaires Sans Frontières – AVSF

Agrisud International

APDRA Pisciculture paysanne

CFSI

Commerce Équitable France

Fédération Artisans du Monde

GERES

Gret

Groupe Initiatives

Initiative Développement

Le Partenariat

SOL, Alternatives agroécologiques et solidaires